- Magnifique ! jubila Manethon en dégageant la malle du tas de gravats qui la recouvraient.
Il était rare, pour ne dire exceptionnel, de retrouver un objet dans un aussi bon état de conservation. La malle en fer était toute cabossée mais à peine rouillée aux angles. Avec un peu de chance, son contenu serait lui-aussi dans un excellent état. Et avec plus de chance encore, il correspondrait à ce que le chercheur espérait trouver ! Après ce qui s'était passé sur la terre, ce genre de découverte relevait quasi du miracle.
Manethon hésita. Il brûlait d'impatience d'ouvrir la malle afin de découvrir les trésors qu'elle contenait. Pourtant, il valait mieux effectuer cette délicate opération au laboratoire. Une décontamination était nécessaire. Par ailleurs, ce genre de manœuvre comportait toujours certains risques. Un brusque changement d'atmosphère ou de température, voire une exposition directe à la lumière du jour, pouvaient provoquer une altération irrémédiable des pièces qui, depuis des siècles, étaient confinées dans cet espace hermétique. Des tissus pouvaient se désagréger en quelques minutes, des couleurs disparaître à jamais. Puis il valait mieux savoir à quoi s'en tenir avant de forcer n'importe quel contenant. Une radiographie préalable ne serait peut-être pas inutile. Au laboratoire, Manethon disposait d'instruments permettant de remédier à tous ces problèmes.
Il souleva la malle à bout de bras afin d'évaluer son poids. Il en déduisit qu'elle devait être pleine et son sourire s'accentua. Sans préjuger toutefois de ce qui se trouvait à l'intérieur, c'était incontestablement la plus belle trouvaille de ces dix derniers mois. Ce n'était pourtant pas les champs de fouilles et les ruines à explorer qui manquaient sur la terre ! À vrai dire, à part Bassoradas, la ville sous globe située à l'embouchure du fleuve Indus, le monde civilisé de jadis n'était plus qu'un vaste amas de décombres. Les plus orgueilleuses constructions de l'ancienne civilisation s'étaient effondrées sous l'effet des bombes à contraction. Des cités immenses s'étaient littéralement comprimées sur elles-mêmes. Les mégalopoles d'autrefois n'étaient plus que d'imposants monceaux de gravats, mêlant dans un inextricable puzzle, le béton, le verre et l'acier. Les matières organiques avaient depuis longtemps disparu par décomposition naturelle et le reste se désagrégeait peu à peu sous l'action des intempéries. Les petites cités et les villages n'avaient pas mieux résisté au désastre. S'il était toujours possible de retrouver, dans la terre des campagnes ou à l'emplacement des anciens musées, des objets en silex taillés remontant à l'aube des premières civilisations, il ne restait pratiquement rien de la dernière, celle qui avait vu l'homme conquérir l'espace, percer les secrets du génome, développer la cybernétique et l'informatique. Cet homme qui, partout ailleurs qu'à Bassoradas, n'existait plus. Autant dire à peine quelques milliers d'âmes alors que l'humanité en avait compté plusieurs milliards.
Manethon reposa sa précieuse trouvaille. En sa qualité d'archéologue, il était un des rares à disposer des autorisations pour explorer les décombres de l'ancien monde. Par ailleurs, son métabolisme hyper résistant lui permettait de supporter cette épreuve. Il télécommanda l'ouverture du cargo-pag et un robot manutentionnaire transporta la malle dans la soute. Manethon regagna ensuite l'appareil et lança un ordre au pilote automatique. L'engin s'éleva bientôt dans un silence total avant de filer, tel un trait d'argent, en direction de l'ouest, cap sur Bassoradas.
* * *
Manethon n'était pas peu fier de sa découverte et de son travail de restauration. Grâce à lui, le Musée de l'Homme venait d'enrichir ses collections d'une pièce maîtresse ! Ce qu'il avait découvert à l'ouverture de la malle, quelques mois plus tôt, s'était révélé proprement inespéré. Une inscription, à l'intérieur du couvercle, stipulait que l'objet avait appartenu à un artiste du nom de Collodi. C'était du moins ce que l'historien avait cru comprendre. Et là, au milieu d'un amas de hardes et de costumes défraîchis par le temps, il avait découvert la merveille des merveilles : le chaînon manquant !
Jamais, sauf peut-être dans ses rêves les plus fous, Manethon n'aurait espéré mettre un jour la main sur une telle pièce. Le chaînon manquant dans l'évolution de l'espèce humaine, entre le monde d'avant et celui d'aujourd'hui ! La charnière primordiale, le premier jalon digne de ce nom sur la voie de la nouvelle ère ! À cette vue, l'archéologue n'avait pu retenir des larmes de joies.
La restauration avait pris plusieurs semaines. Il avait fallu remplacer tout le câblage d'origine. Les membres étaient en bon état mais néanmoins d'une grande fragilité. Un verni spécial avait dû être appliqué afin de protéger la matière et éviter l'altération des couleurs. Le nez, qui pour une raison inconnue était particulièrement long, avait été doté d'un renfort totalement invisible. Ainsi restauré, le chaînon manquant trônait maintenant à la place d'honneur, dans la salle du Musée de l'Homme qui attendait sa prochaine inauguration. Les robots d'entretiens fignolaient les derniers détails avant l'ouverture des portes, sous l'œil attentif de Manethon.
L'agencement des sujets exposés était des plus didactiques, sans pour autant sacrifier à l'harmonie et à l'esthétique des lieux. Cela commençait, à l'extrémité symbolisant le passé le plus lointain, par une série de squelettes humains très anciens accompagnés d'objets correspondants aux époques concernées. Des écrans luminescents délivraient des informations telles que " Epoque néolithique, haches et pointes de flèche en silex " ; " Epoque médiévale, épée et harnachement " ; " Vingtième siècle, appareil photographique, volant d'automobile ". Puis l'on entrait résolument dans la nouvelle ère avec " Robot ménager statique, première génération " ; " Androïde multifonction, dermoplaste tactile, régulateur énergétique intégré ". Le terrible conflit mondial ayant, à l'exception de la ville de Bassoradas, réduit la planète en un vaste champ de ruines, était ensuite représenté par une juxtaposition holographique, sous forme de bulle géante, de vues avant et après le conflit. Enfin, la succession des représentants de l'humanité survivante reprenait par la présentation d'une série de cinq androïdes toujours plus perfectionnés, toujours plus parfait, le dernier ayant l'exacte apparence et toutes les capacités de Manethon. " Surhomme, chef d'œuvre accompli de l'ingénierie bassoradienne ", indiquait modestement l'écran sous ce dernier spécimen. Il ne manquait à cette lignée qu'un seul élément, le précieux chaînon manquant, le premier prototype digne de ce nom marquant la transition progressive de l'homme vers le surhomme. C'était ce que Manethon avait découvert quelques mois plus tôt, dans les ruines de ce qui avait été jadis un théâtre, au cœur d'une cité bâtie par les hommes de chair.
L'objet trônait maintenant à la place d'honneur, au centre de la salle, comme posé à la charnière de deux mondes. Le petit personnage en bois peint était présenté assis sur une malle en fer, celle-là même où il avait été découvert après plusieurs siècles d'oubli. Malgré la dignité recherchée de la pose, les membres tendus par les ficelles qui, jadis, lui donnaient vie, il émanait de lui un je-ne-sais-quoi de malicieux. L'écran luminescent indiquait sobrement : " Pinocchio, premier androïde connu ".
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